La plupart des musulmans nient la crucifixion de Jésus.¹ Lorsqu’on nie la véracité d’une chose, il y a deux possibilités : soit il existe des preuves réelles supportant l’affirmation, soit la personne l’affirme en dépit du manque de preuves. Je pense que la négation de la crucifixion de Christ entre dans cette deuxième catégorie. Dans l’esprit des musulmans, la question est clause : le Coran le dit, ce doit donc être vrai. J’ai toutefois l’intention d’examiner certaines preuves censées soutenir cette affirmation.

Les supposées preuves historiques

Certains musulmans affirment qu’il existe de nombreuses preuves historiques pour étayer leur position. Considérez par exemple la citation suivante :

« Plusieurs sources historiques en dehors de la Bible et du Coran attestent que parmi les premiers chrétiens, beaucoup ne croyaient pas en la mort de Christ sur la croix… Les disciples de Cérinthe et plus tard ceux de Basilide, par exemple, qui figuraient parmi les premières communautés chrétiennes, niaient que Christ ait été crucifié… Les disciples de Carpocrate, une autre secte chrétienne primitive, croyaient qu’on n’avait pas crucifié Jésus, mais un autre à sa place… »²

Dans le but de détruire le « mythe » de la crucifixion de Jésus, les auteurs en appellent à des « sources historiques » venant des « premières communautés chrétiennes ». L’implication est que puisque ces groupes étaient proches des évènements dans le temps, ils devaient avoir des raisons valables et historiques de nier la crucifixion de Jésus. On les présente comme de vrais croyants orthodoxes qui combattaient la nouvelle hérésie des chrétiens pauliniens et leurs fausses doctrines, telles que la Trinité et la divinité de Jésus.

Pour pouvoir juger du bien-fondé de ces affirmations, nous devons connaître l’identité de ces groupes, leurs croyances et les raisons qui les poussent à nier la crucifixion. Ensuite, nous évaluerons s’ils sont d’une quelconque utilité dans le débat.

Les disciples de Basilide

Basilide enseignait à Alexandrie en Égypte, entre 125 et 150 apr. J.-C. environ. Les historiens de l’Église primitive (Irénée, Hippolyte et Clément) diffèrent quant au contenu exact de ses enseignements, mais il fait clairement partie du courant gnostique. Ses disciples ont répandu sa doctrine après sa mort.

Irénée nous apprend que les disciples de Basilide croyaient en un Dieu suprême appelé Abraxas, qui régnait sur 365 cieux différents. Chaque ciel était dirigé par un ordre d’anges selon une organisation hiérarchisée, le dernier ordre étant celui qui créa la terre. Le Dieu des Juifs était pour eux l’un des anges inférieurs qui créa la terre. Les dieux des autres nations (tels que les Moabites ou les Ammonites) étaient des anges du même rang, et leurs intérêts contraires provoquaient des combats entre eux et leurs fidèles. Au fil du temps, ces anges et leurs fidèles devinrent corrompus et perdirent leur connaissance céleste d’origine (gnosis en grec).

Pour rectifier la situation, Abraxas envoya son Fils, le Christ, qui s’unit à l’homme Jésus pour enseigner à l’humanité cette connaissance perdue. Le Dieu des Juifs fut bien sûr furieux en l’apprenant, et comme il était incapable d’arrêter le Christ, il monta son peuple contre Jésus qu’ils finirent par tuer.

Les disciples de Basilide croyaient que la matière était mauvaise en elle-même, comme beaucoup d’autres au 2e siècle. Ils ne considéraient donc pas que la résurrection corporelle soit une bonne chose, c’est pourquoi ils la niaient. Comme ils niaient la résurrection de tous les hommes, ils étaient forcés de nier celle de Christ. Cela les conduisit à nier aussi sa mort et à affirmer que Simon de Cyrène fut crucifié à sa place.

Les disciples de Cérinthe

Il s’agit d’un groupe plus ancien qui suivait les enseignements de Cérinthe, l’un des premiers enseignants gnostiques de la seconde moitié du 1er siècle. D’après Irénée et Jérôme, l’apôtre Jean a écrit son évangile en partie pour réfuter Cérinthe et son hérésie.

Une fois de plus, les croyances de Cérinthe sont inacceptables tant pour les chrétiens que pour les musulmans. Il disait que le Créateur n’était pas le Dieu suprême, mais une puissance ignorante et inférieure à Dieu. Le Dieu suprême aurait envoyé le Christ divin pour s’unir à l’homme Jésus qui n’était pas né d’une vierge mais issu d’une relation sexuelle tout à fait ordinaire. En fait, Cérinthe croyait en la crucifixion et la résurrection de Jésus, mais il disait que le Christ divin avait quitté Jésus avant ces événements et qu’il ne restait que l’homme.

Les disciples de Carpocrate

Carpocrate était un gnostique alexandrin du début du 2e siècle. La deuxième épître de Pierre et celle de Jude ont sûrement écrites pour réfuter les premières formes de son hérésie. Lui aussi niait que le Créateur soit le Dieu suprême et refusait la naissance virginale. Jésus est représenté comme un homme doté d’une connaissance spéciale qui lui venait d’une existence antérieure. Il se serait élevé parmi ses contemporains pour atteindre une position unique, celle du Christ. Cela conduit Carpocrate à suggérer que quiconque atteignait une connaissance suffisante pouvait parvenir au même niveau de spiritualité que Christ.

Plusieurs de leurs croyances sont incertaines, mais selon Irénée, ils croyaient à une forme de réincarnation et désiraient échapper à leur corps par toutes sortes d’expériences allant contre les lois de la société. Quoique leur fondateur ne soit pas coupable de grandes immoralités, ses principes menèrent ses disciples dans cette voie. Son fils Épiphane disait que Dieu avait dû se moquer d’Israël en lui ordonnant de ne pas convoiter la femme de son prochain, car c’est Dieu qui, selon lui, donnait aux humains le désir d’avoir de multiples partenaires sexuels.

La pertinence de l’enseignement gnostique

Nous ne devons pas nier l’importance de ce court survol historique. Tout d’abord, aucun de ces groupes ne niait explicitement que Jésus ait été crucifié. Certains croyaient qu’il l’avait été, en soutenant toutefois que seul l’homme Jésus avait été crucifié et pas le Christ ; pour eux, l’homme Jésus et le Christ étaient séparés. D’autres disaient qu’un homme avait remplacé Jésus juste avant la crucifixion. Dans tous les cas, il est clair que leurs affirmations ne se basaient pas sur des faits historiques, mais sur une philosophie tronquée et fausse. Ils rejetaient la crucifixion et la résurrection par simple dégoût, en raison de leur conception de la matière.

De plus, leur conception du monde était telle que les chrétiens et les musulmans la rejettent entièrement. Voici quelques-unes de leurs croyances principales :

– Le Dieu d’Abraham et de Moïse était un être créé, un ange ;

– Il y avait beaucoup d’autres dieux de même rang que le Créateur (polythéisme) ;

– Jésus était soit un homme auquel le divin Fils s’était uni au moment du baptême et qu’il avait quitté juste avant la crucifixion, soit un homme qui s’était élevé jusqu’au statut de Christ ;

– Il n’y aura pas de résurrection corporelle le jour du jugement ;

– La matière physique et le corps humain sont mauvais en eux-mêmes ;

– Jésus n’est pas né d’une vierge ;

– Le bien et de mal sont des concepts imaginaires, il n’y a donc pas de règles à observer en matière le comportement.

Ces croyances n’étaient pas toutes le propre d’un seul groupe, mais elles donnent une idée assez précise de l’origine de ces gnostiques. Ils n’étaient pas « chrétiens » du tout mais suivaient leurs propres idées d’un « Christ » qui n’a aucun fondement ni historique ni biblique. De la même manière, je pourrais me dire musulman et suivre Dieu à ma façon sans m’appuyer sur le Coran. Et ce serait inacceptable.

Soyons francs : l’opinion des gnostiques sur la crucifixion n’a aucune valeur. Leurs croyances ont peu de lien avec l’Histoire ou le christianisme. Elles sont intéressantes, mais peu utiles à des musulmans honnêtes qui voudraient réfuter la crucifixion avec des preuves valables. Ironiquement, la croyance des disciples de Basilide sur l’échange entre Jésus et un autre homme a pu inspirer l’idée similaire que l’on trouve dans le Coran.

L’« évangile » de Barnabé

Beaucoup de musulmans voient dans cet écrit fascinant un récit originel et véridique de la vie de Jésus. Malheureusement, peu l’ont réellement lu. Les extraits suivants résument l’enseignement de cet « évangile » au sujet de la crucifixion :

« Alors, l’admirable Dieu agit admirablement : Judas devint si semblable à Jésus par son langage et dans son visage que nous crûmes que c’était Jésus… Les soldats s’emparèrent de Judas et le ligotèrent non sans dérision car il niait la vérité qu’il était Jésus… Ils l’emmenèrent au mont Calvaire… Là, ils le crucifièrent nu… »³

Ces extraits supportent clairement l’interprétation du Coran (sourate 4:157) selon laquelle un autre homme a été crucifié à la place de Christ. Et ce serait un argument de poids si cet « évangile » avait une quelconque authenticité historique.

Malheureusement, l’« évangile » de Barnabé n’est rien d’autre qu’une fraude médiévale dont les erreurs historiques, géographiques, linguistiques et autres rendent la lecture amusante. Le lecteur devrait consulter les nombreuses critiques que cet écrit a reçu. Il semble avoir été composé par un moine européen qui se serait converti à l’islam et qui, manifestement, ne connaissait pas encore bien sa religion. Il voulait cependant faire quelque chose pour défendre sa nouvelle foi. Nous listons ci-dessous quelques-unes de ses erreurs les plus évidentes :

– Il affirme que Jérusalem est une ville portuaire et que Capernaüm se situe dans les montagnes, alors que c’est l’inverse ;

– Il mentionne des chaussures et des tonneaux de vin qui ont été inventés des années après l’époque de Jésus ;

– Il affirme que l’année du Jubilé avait lieu tous les 100 ans (alors que dans la Bible, elle a lieu tous les 50 ans), une situation qui s’est produite une seule fois dans l’Histoire sous le pontificat d’un pape médiéval ;

– Sa description de l’enfer s’oppose à celle du Coran mais ressemble beaucoup à celle du poète italien Dante dans son livre L’Enfer ;

– Il affirme que Jésus était le Christ, mais pas le Messie (selon lui, Mohammed était le Messie), ce qui est une erreur grossière puisque Christ est la traduction en grec du mot hébreu « Messie », les deux signifiant « celui qui est oint ».

Il est donc clair que ce témoin n’a rien de fiable et ne nous donne aucune indication historique sur la crucifixion de Jésus. Les musulmans feraient mieux d’éviter cette contrefaçon qui décrédibilise et discrédite leur cause.

Dans cet article, j’ai traité les sources qu’utilisent certains musulmans pour justifier leur refus de la crucifixion de Jésus. Toutes se sont avérées fausses, tardives ou non fiables, et donc sans valeur pour le débat. Ayant considéré les arguments contre la crucifixion, il est maintenant approprié de considérer les preuves en sa faveur qu’avancent les historiens de la période proche de celle de Christ — des auteurs non chrétiens qui n’ont aucun intérêt à mentir sur sa crucifixion.
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¹ Cet article reprend avec autorisation les arguments de Toby Jepson dans son article « Les musulmans et la crucifixion » en anglais.
² Muhammad Ata Ur-Rahim et Ahmad Thomson, Jesus, Prophet of Islam (Londres : Ta-Ha, 1996), édition révisée, p.47
³ « L’Évangile de l’apôtre Barnabé », édition Ribaat, consulté le 05.05.2021 : https://www.fichier-pdf.fr/2016/10/09/evangile-de-barnabe/