Les musulmans reconnaissent aujourd’hui que les enseignements du christianisme sont diamétralement opposés à ceux de l’islam. Le christianisme enseigne que Dieu s’est fait homme et qu’il est mort sur la croix pour nos péchés – doctrine que les musulmans considèrent comme étant inconcevable et blasphématoire. Ainsi, d’après la communauté musulmane, les enseignements chrétiens ont été corrompus.

Mais quand auraient-ils été corrompus ? Quand on retrace l’historique de la doctrine chrétienne, on découvre qu’elle date de l’Église primitive. Les musulmans estiment donc que c’est dès le début, du temps de la vie des disciples, que l’Église primitive a été infiltrée. Son message n’a pu être corrompu que par quelqu’un à la personnalité influente, quelqu’un qui n’était pas un disciple.

La seule personne ayant pu avoir eu une telle influence, c’est l’apôtre Paul.

Les apologistes musulmans remettent donc en question les motivations, le caractère et l’autorité de Paul : Paul s’est emparé de la religion enseignée par Jésus pour en faire une religion au sujet de Jésus. « Le christianisme qui en a découlé a ainsi suivi la voie de Paul », argumentent-ils. « Des tensions existaient entre Paul, les disciples et la famille de Jésus. Paul était bien reçu tandis que les disciples de Jésus étaient dénigrés. » Ils en déduisent que les désaccords entre Paul et Pierre ainsi qu’avec Jacques sont la preuve d’un schisme au sein des premiers chrétiens. Avec pour conséquence la victoire finale de la version de Paul.

Il existe un second argument non moins important : Jésus a demandé à ses disciples de respecter la Loi, alors que Paul affirme que la loi a été abolie. Leur argument se fonde sur le passage de Matthieu 5:17 où Jésus dit : « Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir. » Ce verset semble impliquer que Jésus est venu pour faire respecter la Loi. Mais dans Romains 3:28, Paul dit : « En effet, nous estimons que l’homme est déclaré juste par la foi, indépendamment des œuvres de la loi. » Selon les musulmans, Paul contredit donc Jésus.

Les apologistes musulmans pointent de nombreux points où ils remettent Paul en question. Mais c’est surtout le troisième et dernier point qui est le plus significatif : Paul n’a jamais vu Jésus et il ne mentionne que rarement dans ses épîtres le Jésus historique. Ils en concluent que Paul ne se préoccupait pas de savoir qui était vraiment Jésus, mais qu’il voulait seulement faire de Jésus le Fils de Dieu, et même en faire Dieu lui-même.

Ce point de vue est adopté par des apologistes musulmans et des imams du monde entier, et il se répand encore aujourd’hui parmi les musulmans. Toutes les conversations entre musulmans et chrétiens concernent les premiers temps du christianisme et se terminent sur une impasse liée à la personne de Paul. On peut difficilement exagérer la méfiance des musulmans envers Paul : ils le tiennent vraiment pour responsable de la tournure qu’a prise le christianisme aujourd’hui.

ANALYSE DE LA RÉPONSE ISLAMIQUE
UNE PERSPECTIVE APPROPRIÉE SUR PAUL ET LES DISCIPLES

Pour être honnête, les controverses que soulèvent les musulmans à propos de Paul ne sont pas entièrement infondées. Paul est un personnage très surprenant de l’Église des premiers temps et l’étendue de son influence l’est tout autant. Pouvons-nous réellement faire confiance à Paul ? Si Paul n’a jamais rencontré Jésus avant la crucifixion, comment peut-il fidèlement transmettre la religion enseignée par Jésus ? Le christianisme d’aujourd’hui serait-il un produit de Paul ? Il va sans dire que ces questions sont pertinentes : pour y répondre, il faut beaucoup plus d’espace que ce dont nous disposons ici. Je vais donc répondre brièvement et de manière générale à cette question sur Paul. Ensuite, nous verrons que cette remise en question de Paul s’avère être problématique pour la perspective islamique des disciples de Jésus.

EXAMEN DE PAUL

Très peu d’érudits aujourd’hui partagent la vision musulmane de Paul, l’usurpateur ! Je me souviens avoir entendu un imam enseigner que Paul aurait infiltré l’Église et gravi ses échelons jusqu’au sommet pour avoir décelé, après la mort de Jésus, un grand vide du pouvoir parmi ses disciples. Mais cette théorie présente un problème évident pour qui connait l’arrière-plan de Paul : son prestige était bien plus grand lorsqu’il était élève de Gamaliel, de la lignée de Hillel, que lorsqu’il a intégré l’Église persécutée. Il avait reçu le mandat d’arrêter les hérétiques et de commanditer des exécutions : son autorité ne faisait alors que grandir. Mais il a préféré choisir la vie humble d’un persécuté contraint de travailler dur pour gagner sa vie (Actes 18:3).

Voir Paul comme un usurpateur, c’est aussi oublier qu’il était constamment prêt à mourir pour sa foi. Aucun érudit ne doute aujourd’hui qu’il est mort par décapitation. D’après les récits, Paul a été fouetté cinq fois, battu trois fois, et même lapidé au point qu’on l’avait cru mort, jusqu’à ce qu’il soit finalement exécuté (2 Corinthiens 11:24-25). Si son objectif était de tromper les gens, il aurait eu 1 000 fois l’occasion de manifester du repentir avant de subir la peine capitale. Il n’aurait eu qu’à abandonner sa supercherie, cesser de tromper son monde et sa vie aurait été épargnée ! En réalité, Paul a préféré abandonner autorité, prestige et même sa propre vie en suivant Jésus, et ce, sans contrepartie matérielle.

Paul et l’autorité des disciples

Il est vrai que Galates 2:11-14 raconte son désaccord avec Pierre. Il est évidemment important de le replacer dans son contexte. Paul nous explique brièvement qu’il a passé une quinzaine de jours avec Pierre juste après sa conversion. Après avoir effectué plusieurs séjours chez Pierre et chez Jacques, le frère de Jésus, Paul est allé de ville en ville, pendant 14 ans, pour proclamer l’Évangile. Ensuite, pour s’assurer de la validité de sa prédication évangélique, il est allé à Jérusalem et leur a soumis son enseignement. Après l’avoir entendu, Pierre, Jacques et Jean lui ont donné leur approbation et l’ont renvoyé à Antioche prêcher aux non-juifs tandis qu’eux-mêmes prêcheraient parmi les juifs à Jérusalem. Durant toute cette période, Paul considère ces hommes comme les « piliers » de l’Église et les tient en « haute estime » (Galates 2:6,9).

Le désaccord entre Pierre et Paul n’est intervenu que lorsque Pierre s’est trouvé dans une situation où il a joué double-jeu. Habitué à prêcher à Jérusalem dans une Église essentiellement constituée de croyants à l’arrière-plan juif, il s’est rendu à Antioche, « le berceau du christianisme des non-juifs » en Syrie. Il faut savoir que la loi juive interdisait aux juifs de manger avec des non-juifs. Mais Pierre, affranchi de cette interdiction, ne la prenait plus en compte (Galates 2:12 ; cf. Actes 10 et Actes 15:10-11). Néanmoins, lorsque des croyants d’origine juive de Jérusalem sont arrivés à Antioche, Pierre n’a pas voulu les offenser, alors il a cessé de manger avec les non-juifs. Son attitude allait causer de graves problèmes à Antioche. C’est pourquoi Paul l’a repris publiquement et a dénoncé son double-jeu.

Techniquement donc, la vision musulmane de Paul ne repose sur aucun fondement : Paul est allé d’abord chez Pierre, y a rencontré Jacques. Plus tard, Paul leur a soumis son enseignement et ayant obtenu leur approbation, il a poursuivi sa prédication. Ce n’est donc pas là l’attitude de quelqu’un qui essaie de manipuler l’Église, mais plutôt celle d’un homme qui se soumet lui-même à l’autorité des autres disciples.

Paul et la loi juive

Ne perdons pas de vue que c’est Pierre qui a approuvé l’engagement de Paul dans un ministère auprès des non-juifs. Il n’hésitait pas à prendre ses repas avec des non-juifs, démontrant par là que le chrétien n’est plus sous la loi. La seule raison pour laquelle Paul s’est permis de corriger Pierre, c’est lorsqu’il a constaté son inconséquence : à un moment, Pierre mange avec les non-juifs, et le moment d’après, il s’esquive. Paul n’a jamais essayé d’user d’une quelconque autorité sur Pierre ; il l’a simplement recentré sur ses propres principes : « Si toi, qui es juif, tu vis à la manière des non-juifs, et non à la manière des juifs, pourquoi veux-tu forcer les non-juifs à se comporter comme des juifs ? » (Galates 2:14).

Le livre des Actes nous raconte comment Pierre lui-même a inauguré la prédication de l’Évangile aux non-juifs. Le chapitre 10 nous raconte la vision céleste qui a été déterminante. C’est à partir de là qu’il s’est rendu à Césarée chez Corneille qui avait réuni sa famille et ses amis : « Vous savez, leur dit-il, qu’il est interdit à un juif de se lier à un étranger ou d’entrer chez lui, mais Dieu m’a montré qu’il ne faut déclarer aucun être humain souillé ou impur » (Actes 10:28). C’est à cette rencontre que Pierre fait référence dans Actes 15:7-11 lorsqu’il explique lui-même que les non-juifs ne sont plus sous la loi.

Paul ne se rebelle donc pas contre Pierre et Jacques. Au contraire, il se soumet à leur autorité. Lorsque Paul corrige Pierre, il ne se permet pas d’invoquer sa propre autorité, il rappelle simplement à Pierre ses propres principes. En fin de compte, Paul n’est pas la première personne qui annonce aux chrétiens issus du paganisme qu’ils ne sont plus sous la loi ; c’est Pierre, le disciple de Jésus qui a ouvert la porte de l’Évangile aux non-juifs.

Jésus est venu pour accomplir la loi

Nous avons maintenant démontré que Pierre et Paul sont tous deux convaincus que les chrétiens ne sont plus sous la loi. Comment comprendre alors les paroles de Jésus dans Matthieu 5:17 : « Ne croyez pas que je sois venu abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour l’abolir, mais pour l’accomplir ». Est-ce que cela signifie que Jésus est venu pour suivre la loi et qu’il attend de ses disciples qu’ils fassent la même chose ?

La première chose à noter est que Jésus dit qu’il est venu pour « accomplir » la loi et les prophètes. Il n’utilise pas le mot « suivre », mais bien « accomplir ». Ce mot signifie « mener à terme ». Lorsque quelqu’un accomplit quelque chose, il y met fin et plus personne n’est en devoir de l’accomplir à son tour. Prenons l’exemple du prêt : nous nous engageons à le rembourser en plusieurs mensualités. Une fois le prêt complètement remboursé, les mensualités prennent automatiquement fin. C’est dans ce même sens que Jésus affirme : « Je ne supprime pas la loi et les prophètes ; j’accomplis la loi, je la mène à bien, je mène ses commandements à leur terme ». Dire qu’« accomplir » la loi et les prophètes signifie « suivre » la loi des juifs, c’est se méprendre sur les paroles de Matthieu 5:17 et passer à côté de leur sens véritable.

Deuxièmement, il faut savoir que lorsque les juifs parlaient de la loi et des prophètes, ils faisaient référence aux livres de l’Ancien Testament et non pas simplement aux commandements de la loi juive. Rappelons-nous que la Bible des Hébreux est composée de la loi, des prophètes ainsi que des écrits. Dans ce passage donc, Jésus explique qu’il est venu accomplir l’Ancien Testament et certainement pas suivre ses commandements. L’Ancien Testament trouve son achèvement (accomplissement) en lui. Jésus n’est pas venu l’abolir, mais plutôt le réaliser. Jésus a accompli l’Ancien Testament lors de sa première venue.

Paul n’a jamais cessé d’enseigner la même chose que Pierre.

Paul et le Jésus historique

Dernier point à voir ensemble : l’objection selon laquelle Paul n’a jamais rencontré Jésus. Certains en concluent que Paul s’est bien davantage préoccupé de faire de Jésus le Fils de Dieu, et même Dieu lui-même, que de connaître le Jésus historique.

Il est probablement exact, mais pas absolument certain, que Paul n’a jamais rencontré Jésus au cours de son ministère. Cette hypothèse est surtout fondée sur le silence des textes. Il est vrai que Paul ne parle pas souvent du Jésus historique dans le Nouveau Testament. Mais cela ne signifie en rien qu’il ne se souciait pas de la vie de Jésus. Après la résurrection de Jésus, Paul est allé rendre visite à Pierre une quinzaine de jours (Galates 1:18). Qui sommes-nous pour savoir ce qu’ont fait Pierre et Paul pendant ces deux semaines ? Comme l’a dit un théologien : « Nous pouvons présumer qu’ils n’ont pas passé tout leur temps à parler de la météo. » Paul a probablement beaucoup appris sur le Jésus historique alors qu’il se trouvait avec Pierre.

Alors pourquoi Paul n’a-t-il pas davantage parlé du Jésus historique dans ses lettres ? En fait, il en a parlé plusieurs fois ! Dans 1 Corinthiens, il paraphrase les paroles de Jésus et parle de sa vie à six reprises (1 Corinthiens 4:11-13 ; 7:10-11 ; 9:14 ; 11:23-25 ; 13:2-3 ; 15:3-5). Par ailleurs, certains de ces écrits indiquent que Paul en savait bien plus que ce qu’il laisse paraître dans ses lettres. Citons un seul exemple : « la nuit qu’il fut trahi » (1 Corinthiens 11:23, version Martin). On peut difficilement imaginer que Paul ait utilisé ces mots sans savoir ce qui était réellement arrivé la nuit où Jésus a été trahi. Et pourtant, Paul ne parle jamais en détail de tout cela dans ses lettres.

Ce point nous amène au second, plus important encore : les lettres ne sont pas censées être exhaustives, et encore moins les lettres échangées entre proches. J’ai écrit un peu moins d’une douzaine de lettres à ma femme, et si les gens les lisaient en partant du principe qu’elles contiennent tout ce que je voulais lui dire, ils seraient grandement déçus. Ma relation avec ma femme est forte : nous nous parlons pendant des heures chaque jour. Ce que nous nous sommes dit de vive voix n’a plus lieu de figurer pas dans nos communications écrites. Généralement, seuls les sujets d’actualité sont évoqués dans les lettres, car les sujets plus profonds ont déjà été abordés en face à face. De la même façon, Paul connaissait personnellement les personnes auxquelles il écrivait ses lettres. Il a passé des semaines, parfois même des années en leur compagnie. Attendre autre chose des lettres de Paul, c’est les charger d’attentes irréalistes.

Paul en résumé

Il y a peu de raisons de douter de la sincérité de Paul. Il a exposé son enseignement aux apôtres les plus considérés et a reçu leur approbation. Même si Paul n’a pas connu Jésus durant son ministère, nous pouvons être sûrs que Paul a appris des choses sur Jésus par le biais de Pierre et en savait bien plus qu’il ne l’a mentionné dans ses lettres. L’argument de l’islam selon lequel Paul a usurpé sa place dans le christianisme, qu’il a imposé son propre enseignement et corrompu la vraie religion n’est pas fondé et va à l’encontre des récits bibliques. Historiquement, il est totalement injustifiable et la plupart des érudits ne le soutiennent pas.

Le problème de la vision islamique

L’hypothèse musulmane d’un « Paul usurpateur » et d’une corruption du christianisme pose un véritable problème théologique, y compris d’un point de vue islamique.

Tout d’abord, qu’est-il arrivé aux disciples ? Comment Paul aurait-il pu si facilement les évincer ? Auraient-ils pu être eux-mêmes convaincus de la supercherie et rejoindre la manœuvre ? Comment leurs voix auraient-elles pu être noyées sans même laisser une quelconque trace d’opposition ? Paul était-il si puissant que son enseignement a prévalu sur celui de Jésus au point d’annuler tout ce qu’il avait dit et enseigné ? Je n’ai jamais entendu un musulman proposer une seule explication plausible pour une telle éventualité.

Le problème s’amplifie encore lorsqu’on se réfère à un verset coranique qui est une promesse (d’Allah) à Jésus : « Ô Jésus, certes, Je vais mettre fin à ta vie terrestre, t’élever vers Moi, te débarrasser de ceux qui n’ont pas cru et mettre jusqu’au Jour de la Résurrection, ceux qui te suivent au-dessus de ceux qui ne croient pas. » (Sourate 3:55) Allah promet de rendre les disciples de Jésus supérieurs aux non-croyants et de débarrasser Jésus de ces non-croyants. Voir Paul comme quelqu’un qui aurait évincé les disciples de Jésus et détourné son message ne prend pas en compte cette promesse du Coran aux disciples.

Il serait utile que le Coran dise quelque chose au sujet de Paul, mais il n’en parle absolument pas, son nom n’est même pas mentionné. Compte tenu du rôle crucial que les musulmans imputent à Paul dans la corruption du christianisme, le silence du Coran est assourdissant. Pourquoi le Coran ne le mentionne-t-il pas ? Les musulmans de la période classique et des débuts de l’Islam, comme Tabari ou Qurtubi, auraient-il considéré Paul comme un disciple de Jésus simplement parce que le Coran n’en parlait pas ?

Dans le droit criminel français, mais également dans d’autres pays, avant d’inculper quelqu’un, il est nécessaire que le crime soit établi en tenant compte de trois critères : un moyen, un mobile et une opportunité. Aucun de ces trois critères n’est pris en compte dans l’hypothèse islamique d’une usurpation et d’une corruption du christianisme. Allah avait promis de rendre les disciples invincibles ; par conséquent, jamais Paul n’aurait pu avoir les moyens de ses intentions. Le mobile de tromper l’Église est également inexistant, car ses efforts n’ont jamais été couronnés que par la persécution et la peine de mort. Et en troisième lieu, rien n’explique comment Paul aurait eu l’opportunité de l’emporter sur tous les disciples et de bouleverser l’Église. Jusqu’à preuve du contraire, Paul devrait être considéré comme innocent. Après enquête, il n’y a aucune preuve d’inculpation. Affaire classée.