Jésus dans le Coran

Le Coran présente un Jésus très différent de celui que l’on trouve dans les évangiles. Les critiques disent souvent qu’il s’apparente plus à un argumentaire qu’à une personne, et à bien des égards cette appréciation est justifiée. On peut difficilement ignorer la nature apologétique de la plupart des écrits à son sujet, car ces écrits traitent spécifiquement des doctrines et des croyances concernant Jésus que l’auteur a jugées contestables. Cependant, nous entrevoyons parfois une tradition plus profonde qui a peut-être façonné la compréhension que Muhammad avait de Jésus, et donc le Coran lui-même.

Il est frappant de constater que Muhammad ne s’est pas inspiré des évangiles canoniques ou même des apologètes et théologiens chrétiens ultérieurs pour présenter le Jésus du Coran, mais des « apocryphes chrétiens » de la fin du deuxième siècle.

Que sont les apocryphes ?

La catégorie générique des « apocryphes chrétiens » regroupe de nombreux ouvrages différents. Sur le plan théologique, ils couvrent un large spectre, allant des évangiles essentiellement orthodoxes aux œuvres ultérieures dont le contenu présente un gnosticisme si développé qu’ils n’entrent même plus dans la rubrique des textes « pseudo-chrétiens ».

Certains (comme l’Évangile d’Egerton, PEg 2) semblent s’appuyer sur une connaissance indirecte des évangiles canoniques. D’autres ont été écrits par les disciples d’enseignants gnostiques connus du deuxième siècle (comme l’Évangile de la vérité, un ouvrage valentinien) dans le but d’établir l’autorité et l’ancienneté de leurs doctrines[1]. Enfin, il existe un genre de littérature pieuse qui a commencé à gagner en popularité dans la seconde moitié du deuxième siècle. Cette dernière catégorie est celle qui nous intéresse le plus ici.

À mesure que la foi chrétienne s’est répandue, le désir d’en savoir plus sur Jésus et sur la vie qu’il a menée pendant son ministère terrestre s’est également fait ressentir. Les évangiles de Matthieu et de Luc fournissent des récits de la naissance de Jésus et Luc donne un aperçu de son enfance[2], mais nous n’en savons pas plus sur sa vie jusqu’au début de son ministère des années plus tard. Même les lecteurs modernes s’interrogent sur ce que Jésus devait être en tant qu’enfant. Cette omission a dû être d’autant plus exaspérante pour les publics de l’Antiquité tardive, une période où les biographies étaient censées démontrer comment la jeunesse d’une personne importante présageait de sa grandeur ultérieure.

Pour remédier à cet oubli apparent, des légendes ont vu le jour concernant l’enfance de Jésus. Elles nous parviennent par le biais des « évangiles de l’enfance ».

Les évangiles de l’enfance

Nés d’un besoin de satisfaire la curiosité des hommes et les conventions littéraires, les évangiles de l’enfance n’ont que peu de pertinence théologique. Ils sont souvent maladroits et buttent sur eux-mêmes en tentant de défendre un aspect doctrinal de la nativité de Jésus au détriment d’un autre. Pire encore, certains écrits, probablement nés dans les cercles gnostiques, ont été repris par un public peu averti, ajustés là où l’orthodoxie l’exigeait clairement, et diffusés. Beaucoup de ces textes n’ont pas de forme fixe ; les manuscrits présentent plusieurs versions différentes. Si on ne peut pas les considérer comme historiques, ces récits constituent des témoignages fascinants du développement de la pensée chrétienne et pseudo-chrétienne.

Parmi les évangiles de l’enfance dont nous disposons encore aujourd’hui, les deux plus importants sont sans doute le « Protévangile de Jacques » et l’« Évangile de l’enfance selon Thomas » (à ne pas confondre avec l’« Évangile de Thomas »). Ces deux ouvrages, très populaires, ont été repris dans des évangiles de l’enfance ultérieurs, ce qui a contribué à leur large diffusion. L’un de ces textes plus tardifs est l’« Évangile arabe de l’enfance », qui s’inspire en grande partie de ces deux ouvrages, en particulier le Protévangile de Jacques dont il développe les idées. L’Évangile de l’enfance selon Thomas et l’Évangile arabe de l’enfance contiennent des récits de Jésus qui ressemblent aux sourates coraniques 5.110 et 19.22-34.

L’Évangile de l’enfance selon Thomas

L’Évangile de l’enfance selon Thomas a fait l’objet d’un processus de transmission très peu rigoureux et nous est donc parvenu en trois versions grecques distinctes. Le premier chapitre de la version longue précise que Thomas en est l’auteur, mais ce chapitre semble être un ajout tardif au texte, et les manuscrits proposent différents auteurs, dont Jacques. Les principaux éléments de contenu remontent probablement à la fin du deuxième siècle et sont l’œuvre d’un écrivain anonyme. L’Évangile de l’enfance selon Thomas a été traduit en de nombreuses langues, et il en existe une version arabe conservée à ce jour dans deux manuscrits[3].

Dans le premier chapitre[4] de la version arabe de l’Évangile de l’enfance selon Thomas, nous trouvons le récit suivant :

Quand Jésus avait cinq ans, il sortit un samedi pour jouer avec d’autres garçons. Jésus prit de l’argile et en fit douze oiseaux. Quand les gens virent cela, ils dirent à Joseph : « Regardez-le, il fait ce qu’il n’est pas permis de faire un samedi. » En entendant cela, Jésus frappa des mains en direction de la terre glaise et dit : « Volez, les oiseaux ! » et ils s’envolèrent. Tous étaient stupéfaits et ils louèrent Dieu ensemble.[5]

La sourate 5.110 du Coran présente un texte semblable :

Et quand Allah dira: « Ô ’Isa (Jésus), fils de Maryam (Marie), rappelle-toi Mon bienfait sur toi et sur ta mère quand Je te fortifiais du Saint-Esprit. Au berceau tu parlais aux gens, tout comme en ton âge mûr. Je t’enseignais le Livre, la Sagesse, la Thora et l’Évangile ! Tu fabriquais de l’argile comme une forme d’oiseau par Ma permission ; puis tu soufflais dedans. Alors par Ma permission, elle devenait oiseau… »[6]

La formulation et les détails suggèrent que Muhammad n’a pas eu un accès direct à l’Évangile de l’enfance selon Thomas ou aux récits parallèles dans l’Évangile arabe de l’enfance. Il est plus probable qu’il connaissait une version orale. L’existence d’une version arabe de l’Évangile de l’enfance selon Thomas et celle, plus récente, de l’Évangile arabe de l’enfance ne font que démontrer que cette histoire, comme beaucoup d’autres, circulait parmi les communautés chrétiennes et pseudo-chrétiennes d’Arabie au moment où Muhammad a commencé à enseigner.

Le Protévangile de Jacques et l’Évangile arabe de l’enfance

Le Protévangile de Jacques a très probablement été écrit à la fin du deuxième siècle ou au début du troisième. Il s’agit moins d’un récit de la vie de Jésus que d’une glorification de Marie. Certains ont suggéré qu’il a été rédigé en réponse aux accusations que les rhétoriciens païens de l’époque portaient contre Marie. Comme l’Évangile de l’enfance selon Thomas, le Protévangile a inspiré un certain nombre d’ouvrages : d’autres auteurs ont repris des éléments de son contenu en y ajoutant leurs propres idées. L’une de ces œuvres plus récentes est l’Évangile arabe de l’enfance.

On pense que l’Évangile arabe de l’enfance est apparu au 6e siècle et s’appuie sur un texte syriaque antérieur. Bien que, là encore, il n’y ait aucune raison de croire que Muhammad avait une connaissance directe de l’Évangile arabe de l’enfance, nous découvrons un parallèle indéniable.

Au premier chapitre de l’Évangile arabe de l’enfance, nous lisons :

Nous trouvons… que Jésus parla lorsqu’il était au berceau et qu’il dit à sa mère Marie : moi que tu as enfanté, je suis Jésus, le fils de Dieu, le Verbe, ainsi que te l’a annoncé l’ange Gabriel et mon père m’a envoyé pour le salut du monde.[7]

Ce qui frappe d’abord dans ce récit, ce sont ses similitudes avec la sourate 19.29-33, où Jésus s’écrie depuis le berceau : « Je suis vraiment le serviteur d’Allah. Il m’a donné le Livre et m’a désigné Prophète. Où que je sois, Il m’a rendu béni ; et Il m’a recommandé, tant que je vivrai, la prière et la Zakat… Et que la paix soit sur moi le jour où je naquis, le jour où je mourrai, et le jour où je serai ressuscité vivant. »

Bien sûr, on trouve dans ce texte une critique apologétique de son origine pseudo-chrétienne : Jésus né d’une vierge parle depuis le berceau, mais il se dit « prophète » et le Coran s’empresse d’ajouter quelques lignes plus tard qu’Allah n’a pas engendré de fils (sourate 19.35) :

Il ne convient pas à Allah de S’attribuer un fils. Gloire et Pureté à Lui ! Quand Il décide d’une chose, Il dit seulement: « Sois ! » et elle est.

L’Évangile du Pseudo-Matthieu

Examinons un dernier parallèle. Il provient d’un autre évangile de l’enfance qui s’inspire du Protévangile de Jacques : le Pseudo-Matthieu. Cet ouvrage a permis de préserver le Protévangile en Occident et d’exercer une grande influence mariologique sur la pensée européenne médiévale.

Le chapitre 20 du Pseudo-Matthieu décrit Jésus et sa famille sur le chemin de l’exil en Égypte. Dans ce récit, un palmier se penche pour permettre à Marie de manger son fruit et un ruisseau jaillit sous ses racines.

Dans la sourate 19.23-25, il est dit que Marie souffre des douleurs de l’accouchement dans un endroit isolé :

Puis les douleurs de l’enfantement l’amenèrent au tronc du palmier… Alors, il l’appela d’au-dessous d’elle, lui disant : « Ne t’afflige pas. Ton Seigneur a placé à tes pieds une source. Secoue vers toi le tronc du palmier : il fera tomber sur toi des dattes fraîches et mûres… »

Le Pseudo-Matthieu est considéré comme un document occidental, mais il repose sur des éléments de tradition communs à l’Évangile arabe de l’enfance. Il ne faut donc pas s’étonner que cette histoire ait aussi circulé en Arabie, bien que le Pseudo-Matthieu n’en soit pas la source directe.

 Conclusions

Il y aurait encore beaucoup à dire sur l’influence de la littérature apocryphe sur Muhammad. Par exemple, s’il a ressenti le besoin de nier la divinité de Marie dans la sourate 5.75, se pourrait-il que ce soit en raison de la mariologie exagérée du Protévangile ? L’argument selon lequel Jésus n’est pas vraiment mort sur la croix dans la sourate 4.157-158 pourrait-il provenir des cercles docétiques[8] qui avaient une certaine affinité avec le Protévangile et les textes connexes ? Mais ces questions mériteraient plus d’attention que nous ne pouvons leur en donner dans cet article.

Lorsque nous voyons la représentation coranique de Jésus, il ne fait aucun doute que les légendes apocryphes ont influencé Muhammad. Celles-ci ont gagné la péninsule arabique par le biais de versions arabes et de textes qui les ont développées. Au 7e siècle, il s’agissait déjà de traditions très anciennes, et on ne pouvait guère s’attendre à ce que Muhammad détecte leurs anachronismes et leur méconnaissance de la loi rituelle juive. Ces erreurs lui auraient révélé qu’il s’agissait en réalité de fabrications anhistoriques.

On peut donc se demander ce que signifient les paroles de Muhammad dans la sourate 10.94 :

Et si tu es en doute sur ce que Nous avons fait descendre vers toi, interroge alors ceux qui lisent le Livre révélé avant toi. La vérité certes, t’est venue de ton Seigneur : ne sois donc point de ceux qui doutent.

En écoutant les récits apocryphes du folklore pseudo-chrétien, Muhammad a-t-il jamais entendu les mots : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique afin que quiconque croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle » ?[9] Peut-être pas. Ou peut-être les révélations de l’ange Gabriel à Muhammad les lui ont-il fait oublier dans les moments où il lui apparaissait seul dans un endroit isolé. Quoi qu’il en soit, Muhammad apparaît comme une mise en garde contre les traditions des hommes et même les déclarations des anges.

Comme l’écrit l’apôtre Paul à l’Église de Galatie : « Mais si quelqu’un – même nous ou même un ange venu du ciel – vous annonçait un évangile différent de celui que nous vous avons prêché, qu’il soit maudit ! »
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[1] Hans-Josef Klauck, Apocryphal Gospels: An Introduction

[2] Cf. Matthieu 1-2, Luc 1-2

[3] Tony Burke, The Arabic Infancy Gospel of Thomas, http://www.tonyburke.ca/infancy-gospel-of-thomas/the-arabic-infancy-gospel-of-thomas/

[4] Dans la version longue en grec, il s’agit du chapitre 2. Cf. aussi chapitre 36 de la version arabe de l’Évangile de l’enfance selon Thomas.

[5] N.d.t. : Le texte français suit la traduction anglaise du texte arabe par Slavomír Céplö. Cf. http://www.tonyburke.ca/infancy-gospel-of-thomas/the-arabic-infancy-gospel-of-thomas/

[6] Le Coran, sourate 5.110, traduction Muhammad Hamidullah, https://www.le-coran.com/. Toutes les citations du Coran dans cet article proviennent de cette source.

[7] « Évangile de l’enfance » dans Les Évangiles apocryphes, trad. Gustave Brunet, Franck : Paris, 1848

[8] Le docétisme niait la corporalité de Jésus ; par conséquent, les adeptes de cette doctrine ne croyaient pas qu’il ait vraiment souffert la mort. Si le Protévangile ne dégage qu’une légère impression de docétisme qui pourrait être fortuite, des adaptations ultérieures de l’ouvrage (telles que le Pseudo-Matthieu) ont développé ces idées, ce qui indique une utilisation certaine du texte dans les cercles docétiques.

[9] Jean 3.16. Toutes les citations bibliques dans cet article sont tirées de la Segond 21.

[10] Galates 1.8